Les cadavres s’étendaient à perte de vue au lendemain de la bataille. Nains et morts-vivants avaient décidés d’en découdre sur terrain dégagé, chose qui n’était pas pour déplaire aux nains, adeptes d’empoignades héroïques en plein air. Et pourtant la mort avait prélevé sa dîme dans un camp comme dans l’autre. Ici et là, des corps désarticulés gisaient pèle mêle dans une dernière étreinte mortelle. Les puissantes haches avaient fait leur office, tranchant chair, os et membres dans un amas sanguinolent. Un grand nombre de nains avaient été mordus, leur face violacée et leurs yeux vides regardaient fixement le ciel dégagé. L’odeur de charnier et de corps calcinés était insoutenable, même les vautours rechignaient à festoyer dans cette ambiance malsaine.
Le Seigneur Dixi contemplait son œuvre d’une petite butte surélevée. Cela faisait longtemps que la vue de la mort ne créait plus aucun émoi chez le vieux nain. Ne subsistait qu’une impression de tâche accomplie. Son armure en plaque était enfoncée à certains endroits. Un squelette avait abattu sa lourde épée sur le flan exposé de Dixi. Les réflexes s’émoussaient avec l’âge, ce genre d’aléas ne se seraient pas produits il y a quelques centaines de lunes.
Tout en ruminant de sombres pensées, il tirait sur une vieille pipe abîmée par les combats, savourant le fort tabac des plaines de l’est. Trop d’ennemis se disait –il, trop peu d’hommes, trop vieux… Ces victoires coûtaient cher. Il sursauta quand une estafette bredouilla timidement dans son dos :
- Sei… Seigneur Tormen ?
- Qui a-t-il, fiston grogna t-il sans se retourner
- Le… Le Conseil de Guerre souhaite vous voir urgemment.
- Je n’ai pas envie de boire avec eux. File mon garçon.
- Ils ne sont pas saoul Seigneur, une nouvelle importante leur est parvenue.
Dixi se redressa en grimaçant, accusant le poids des années et invectivant ses côtes douloureuses. La tente de commandement était dressée au milieu du campement. Tout n’était que bruit aux alentours. Gémissement des blessés, éclats de rire, marteaux remodelant les armures endommagées. La légendaire discrétion des nains était en action. A l’heure qu’il était, l’île entière devait connaître leur position.
Avec un soupir de lassitude, Dixi pénétra dans la tente d’où filtrait la douce lumière du matin. L’ambiance contrastait avec celle de l’extérieur. Ici, visages graves, regards fuyants et mains tremblantes étaient de mise.
- Qui y a –t-il nains ? Ranulf, dois-je réentendre le couplet sur l’inutilité de mettre les chasseurs de géant sur les flancs ? Gorgon, vas-tu te plaindre que le groupe de Mogor est encore parti au combat ivre mort ?
Un silence lui répondit. Au bout de quelques secondes, Ranulf prit la parole d’une voix hésitante :
- Non Dixi, nous ne souhaitons pas discuter stratégie. La chose est bien plus grave.
- Nous sommes à court de catins ? tenta t-il, avec un rictus qui pouvait passer pour un sourire.
Gorgon prit la parole sans tenir compte de la dernière remarque :
- Un nain d’Hazelrock est arrivé il y a environ une demi-heure. Il est entre la vie et la mort.
- Et donc ? répliqua Dixi avec impatience.
Les nains se regardèrent à nouveaux, se triturant les mains, rechignant à en dire plus.
- Par tous les Dieux, que se passe t-il ? Explosa Dixi. Il a été attaqué par un ours, sa naine lui a montré une marque d’affection ?
- Amon-Khazad est assiégée Dixi, se lança Ranulf. Nos forces ont été défaites au Nord Est et ouest.
Dixi devient livide, la surprise se de l’annonce l’avait laissé sans voix. Un vieux nain au visage ridé comme une vieille pomme qui n’avait pas pris la parole jusqu’alors murmura :
- Défaits par des elfes…
- Et vous restez assis là à palabrer et à vous tordre les mains, hurla Dixi. Qui plus est, aucuns elfes n’oseraient attaquer le Joyau de l’Est. Aucuns, vous m’entendez ? Amenez moi ce nain, je vais lui faire ravaler ses fariboles !
- Paix Dixi lui dit Gorgon. Je ne pense pas qu’il y ait eu mensonge. Ce ne sont pas des elfes ordinaires. Leurs hordes hurlantes sont précédées d’animaux qui sèment la mort en déchiquetant les corps. Le nain nous a dit que ces elfes sont charpentés comme des taureaux et que leurs lames courbes font d’énormes ravages. Ils sont visiblement venus sur de grandes nefs, de la mer des vents et ont débarqués du Nord à Norwisk et Port Vallion.
- Quelles sont nos pertes grogna Dixi qui avait retrouvé partiellement son calme.
- Notre homme venait de Norwisk. Il a assisté au débarquement. Le port n’a tenu qu’une journée, une véritable boucherie. Il pense qu’une partie de l’armée marche dans Hazelrock et qu’une autre descend la Torme vers le Val.
- Et Vallion ?
- Tombé également d’après lui, signifia Ranulf, les nains se sont réfugiés à Tol Valdur espérons que la place forte ne soit pas tombée, sinon…
- Sinon, coupa Dixi agacé, toutes les routes sont coupées pour rallier Amon-Khazad, je sais.
- Toutes non, dit lentement Gorgon, mais… ce sera difficile.
- Il est hors de question de passer par là où tu penses Gorgon, prions Glandru que nous arrivions à temps pour lever le siège de Tol Valdur. Prévenez tous mes frères en campagne, s’ils ne sont pas au courant de la nouvelle. Les forces Khazadiennes se donneront rendez-vous à l’orée des Souches Noircies dans trois lunes. Restez discrets sur notre déconvenue, personne ne doit savoir que le trésor des nains est menacé. Peut-être aussi que nous n’avons eu affaire qu’à un raid éclair d’une bande de pirates et qu’à l’heure qu’il est, ils fuient déjà le courroux des nains.
Le Conseil hocha la tête, sans conviction face à cette dernière phrase. Dixi se retourna sans un mot et sortit rapidement de la tente, le visage soucieux.