En cette chaude nuit de printemps, le blanc halo de la lune éclairait la cime enneigée des montagnes. A leurs pieds se tenait un paisible village Nain composé de quelques Tumulus. A cette heure tardive personne ne sillonnait les rues mal délimitées ; toutefois une douce voix s'élevait d'une fenêtre restée entrebâillée. Elle provenait d'une splendide Naine. Celle-ci était assise sur une chaise posée devant un lit taillé dans un bois rugueux. De longues tresses sombres tombant souplement dans son dos contrastaient avec la pâleur de son visage. Sa silhouette s'avérait d'une finesse surnaturelle et la simple robe de soie qu'elle portait accentuait encore sa beauté. A ce moment, un enfant d'une trentaine de printemps, assis sur le sommier, lui demanda quant son père serait de retour.
- Je t'ai déjà dit qu'en tant que Seigneur de Kazdarüm il se devait de guerroyer afin de conquérir de nouvelles terres et rendre notre Clan encore plus puissant.
- Oui mais pendant tout ce temps je ne peux plus m'entraîner à combattre puisque tous les Forgerons sont partis.
La femme referma sa main avec force sur un morceau de papier qui s'y trouvait depuis le début de la conversation. Ses ongles écorchèrent sa peau jusqu’au sang mais elle ne sembla pas s'en soucier.
- Ne t'en fais pas, ce n'est plus qu'une question de jour à présent et puis tu es meilleur que n'importe lequel d'entre eux.
Elle posa son regard sur la magnifique hache suspendue au dessus de la cheminée. D'après la légende, elle aurait été forgée des millénaires auparavant dans les Laves Eternelles pour le premier Nain de Kazdarüm et, malgré son ancienneté, elle conservait son tranchant d'autrefois. Une larme coula lentement sur le visage de la Naine. Elle se leva avec grâce et décrocha soigneusement l'arme. Elle ne souhaitait plus la voir. Trop de souvenirs récents resurgissaient à sa vue et en particulier la mort de son époux et des Forgerons qui étaient tombés dans un traquenard dont aucun n'avaient réchappé.
- Pourquoi enlèves-tu Kal de là ? demanda l'enfant intrigué.
- Je compte la nettoyer ... Et il faudra que tu en fasses de même lorsqu'elle sera à toi.
- Je peux la prendre un instant ? fit-il en tendant les bras.
- Bien sûr.
La femme s'avança vers son fils et lui remit la hache entre les mains. Un sourire illumina le visage du jeune Nain, c'était la première fois qu'il la touchait. Il passa délicatement le doigt sur les écritures runiques en argent qui ornaient le manche noir ; elles étaient d'une précision remarquable. Puis il observa la double lame en forme d'ailes de papillon et les deux extrémités de l'arme qui étaient terminées d'une pointe effilée ce qui permettait les coups d'estocs. L'enfant maniait la hache fort bien et il apprécia l'équilibre parfait de celle-ci.
Soudain, un hennissement étouffé se fit entendre dans le silence de la nuit. La femme se précipita à la fenêtre, se demandant qui pouvait venir à cette heure tardive. Malgré la pénombre, elle distingua une dizaine de cavaliers qui avançaient silencieusement. Elle recula en silence, priant pour qu'ils ne l'aient vue et se dirigea vers l'enfant. Ce dernier s'était déjà levé, s'inquiétant du silence de sa mère et tenait la hache fermement, un air menaçant sur le visage. La Naine observa lentement son fils ; elle s'arrêta sur ses grands yeux marrons puis laissa courir son regard sur ses nattes rousses et son corps robuste. Elle était fière de lui et persuadée qu'il deviendrait un grand Seigneur. Ses pensées vagabondèrent un instant, l'imaginant dans cinq printemps lors de la cérémonie qui ferait de lui un adulte. Revenant à la réalité, elle tendit les mains vers l'enfant mais saisit au dernier moment l'arme en murmurant deux mots en ancien langage. Et au même instant, tandis que les runes s'illuminaient, le jeune guerrier disparut ; il était toujours devant elle, mais invisible à l'oeil nu, de plus il était incapable de faire un geste. Une fois rassurée sur le sort du Nain, elle jeta le papier dans la cheminée, faisant crépiter les flammes rougeoyantes.
Tout à coup, la porte s'ouvrit violemment et un vent glacial s'engouffra, éteignant le feu et dispersant quelques parchemins restés sur une étagère. Trois Elfes encapuchonnés se tenaient dans l'ouverture. Ils avaient une simple épée courte et celui qui se trouvait légèrement en avant la pointait vers la femme.
- Vous êtes bien courageux, pour venir attaquer un village la nuit, surtout lorsque les guerriers ne sont pas là. lança-t-elle, méprisante.
L'Elfe resté en retrait ordonna à ses hommes de se saisir d'elle. Ces derniers contournèrent, chacun d'un côté, une table de pierre lui coupant toute retraite. La Naine s'approcha des cavaliers. Ceux-ci étonnés hésitèrent un instant mais se reprirent rapidement en soldats expérimentés, et attrapèrent rudement la femme. Ils l'amenèrent devant le chef qui se délectait de la scène. Celui-ci leva son épée avec lenteur et l'abattit, la lame sifflant dans les airs. L'enfant dans son coin se débattait en vain depuis le début, mais il était bel et bien immobilisé. Il vit l'arme s'abaisser comme au ralenti vers le ventre de sa mère puis s'enfoncer sans mal à travers la chair pour ressortir ensanglantée au milieu du dos. La Naine tomba à genoux dans un bruit sourd et poussa un hurlement inhumain. Le blanc immaculé de sa robe se teinta de rouge tandis que l'Elfe retirait la lame et l'essuyait sur la femme. Celle-ci s'effondra au sol et expira dans un dernier râle d'agonie. A ce moment, l'enfant sentit que plus rien ne le retenait, le sortilège s'était défait. Des images dansèrent devant ses yeux, les couleurs se mélangeant pour former une tache noire, la tête lui tournait puis tout redevint normal. Il se précipita sur la morte regardant les guerriers partir sans l'avoir remarqué. Il posa la hache à terre, prit la femme dans ses bras et regarda son visage sans expression. Un cri de souffrance jaillit de sa poitrine, la douleur d'un fils devant sa mère sans vie, la rage du guerrier devant son incapacité à la sauver. Il resta ainsi, inconsolable, pendant deux Lunes sans voir ni le temps passer ni la faim le tenailler, caressant le beau visage de la Naine. Et soudain à l'aube du troisième jour, il se leva avec assurance. Ses yeux projetaient une lueur effrayante. Il porta la femme sur le lit et la recouvrit d'un drap blanc posant son regard une dernière fois sur elle. Il se baissa pour ramasser Kal et la passa à sa ceinture. Il remarqua le papier que sa mère avait jetée, celui-ci n'avait pas eu le temps de se consumer. Le guerrier s'en saisit dans les cendres à présent froides et l'examina, c'était un message annonçant la mort du Seigneur de Kazdarüm et de ses Forgerons. Le Nain ne broncha pas mais s'interrogea : pourquoi ne lui avait-elle pas dit ? Il se retrouvait chef du clan de l'Enclume cinq ans avant sa majorité, il n'était pas prêt, c'était trop tôt. Il lui restait d'abord une tache à accomplir. Il attrapa un sac de voyage en cuir, y mit de la viande séchée et du pain, puis il sortit de la maison de son enfance sans un regard en arrière, ferma la porte laissant la Mort derrière lui. La haine guidant son chemin, semé de cadavres. La haine parcourant son corps, lui insufflant une énergie insoupçonnée. Il allait se venger, les Elfes paieraient pour ce qu'ils avaient fait. Movézeuil Kazdarüm se mit en route.
*** ***
La route serpentait à travers des collines verdoyantes. L'endroit semblait désert. Les traces des chevaux étaient facilement identifiables sur cette piste poussiéreuse que le Nain suivait depuis bientôt six heures. Le soleil se trouvait à présent à son zénith. Movézeuil avançait avec détermination balançant sa hache de gauche à droite. Il n'avait qu'une chose en tête ; tuer les assassins de sa mère. Une intersection apparut au détour d'un virage, il prit sans aucune hésitation le chemin, indiqué une flèche clouée à un piquet de bois, qui menait à Tharkom. Il n'était plus qu'à une lieue de la ville et pourrait y arriver avant la fin de la journée.
Au bout d'un certain temps, le paysage se transforma laissant place à des champs de blé, des vergers et à quelques maisons. Le Nain aperçut, non loin de là, un homme qui retournait la terre. C'était le premier être vivant qu'il voyait depuis trois jours. Il s'approcha rapidement.
- Salutations. fit-il d'une voix rauque.
Le paysan sursauta puis se reprit et levant la tête marmonna un vague bonjour. Il avait le profil typique des gens du coin : des cheveux marrons teintés de roux, le visage carré et les yeux sombres. Les vêtements qu'il portait étaient boueux et rapiécés en de nombreux endroits.
- Dix cavaliers sont bien passés par là, il y a deux jours ? interrogea Movézeuil.
- Mouairf, j'les ai tout d'suite r'marqués. C'est qu'est plutôt rare de vouair passer tant d'monde d'vant mon champ.
Le guerrier le remercia d'un léger signe de tête puis se remit en marche, avançant d'une vive allure ; pressé d'arriver. Deux oiseaux au plumage vermeil traversèrent silencieusement le ciel laissant une traînée fugitive derrière eux.
Le Nain arriva enfin aux portes de la ville, celles-ci étaient larges de trois pieds et taillées dans un bois ignifuge. Elles étaient encadrées par une muraille de pierre qui entourait Tharkom d'un bout à l'autre. Deux gardes se tenaient postés à l'entrée, s'appuyant sur leur hallebarde, tandis qu'une charrette terminait de les franchir. Movézeuil s'apprêtait à la suivre lorsque l'un des soldats l'interpella.
- Les armes sont interdites dans l'enceinte de la ville.
Le Nain regarda sa hache, il ne voulait pas s'en séparer. Au même moment, une solution lui apparut, il murmura un mot en ancien langage et dans un éclat bleuté Kal se volatilisa.
- Quelle arme ? répliqua-t-il railleur.
L'homme observa la main dans laquelle se tenait une seconde auparavant la belle hache à double tranchant. Puis il parcourut les alentours du regard, cherchant avec minutie un complice parmi les personnes qui commençaient à s'amasser derrière.
- Euh ... c'est bon vous pouvez passer. Finit-il par lâcher, abasourdi.
Movézeuil franchit les portes. Un brouhaha épouvantable l'assaillit. Il se trouvait sur une petite place d'où partaient plusieurs ruelles. Les gens hurlaient pour se faire entendre essayant de couvrir les voix des marchands qui vantaient le prix de leurs produits. Une odeur particulière flottait dans l'atmosphère, mélange d'excréments et d'aliments pourris. Le Nain passa sa hache à sa ceinture et se fraya un chemin dans ce va-et-vient continuel tentant d'atteindre un lieu plus calme. Un gueux l'apostropha sans succès. Il esquiva de peu la ruade d'un alezan pris de folie. Et passant devant une armurerie, il atteignit une rue dans laquelle se trouvait une auberge. Peut-être que les Elfes s'y étaient arrêtés et avec un peu de chance s'y trouvaient encore pensa-t-il. Il reprit son souffle tout en l'observant. Le bâtiment était encastré entre deux grandes maisons de pierres, sur une enseigne, battant au vent, était inscrit A l'épi d'or. Le Nain examina l'intérieur à travers une fenêtre. Des tables rondes, grossièrement taillées, étaient réparties dans la pièce. Au fond, se trouvait un comptoir en bois et derrière, une porte donnant sans doute sur les cuisines et les chambres. Quelques personnes étaient attablées ; certaines mangeaient de la viande en sauce tandis que d'autres jouaient aux cartes. Movézeuil entra, restant sur ses gardes. Il se dirigea vers l'aubergiste tandis qu'une douce chaleur l'envahissait. Il s'agissait d'un homme dans la force de l'âge, une moustache rousse lui barrait le visage et son ventre pouvait sans aucun doute recouvrir la moitié d'une des tables.
- Que puis-je pour vous, maître Nain ? demanda-t-il d'une voie de stentor.
- Vous resterait-il une chambre de libre ?
- Vous tombez bien mal. Nous sommes en pleine période de foire, de nombreux marchands et troubadours sont de passages et notre établissement est plein. Quoiqu'il se trouve que notre serveuse n'étant pas là, je pourrais vous proposer sa chambre mais ...
- Ce sera parfait. le coupa le Nain.
- Dans ce cas veuillez me suivre.
L'homme s'engouffra par la porte qui se trouvait derrière lui. Movézeuil fit le tour du comptoir et la franchit à son tour. L'aubergiste montait péniblement un escalier de bois, haletant à chaque marche. Le guerrier commença l'ascension, restant prudemment en retrait afin d'éviter tout risque de se faire écraser par la montagne qui se trouvait devant lui. Ils arrivèrent dans un grand couloir et le traversèrent. L'homme s'arrêta, enfin, devant une porte comme les autres et introduisit une clé de fer dans la serrure. La porte s'ouvrit sur une petite pièce. Dans un coin se trouvait un vieux matelas et près de la fenêtre une étagère branlante soutenait quelques livres miteux.
- C'est ici. annonça l'aubergiste.
- A quelle heure puis-je descendre manger ?
- Tout de suite si vous voulez ...
Le Nain acquiesça et, entrant dans la chambre, referma la porte. Il se dirigea droit sur la fenêtre et observa la rue. Les maisons en face tombaient en ruines mais le quartier semblait tranquille. Il pourrait donc dormir sans problème et, songea-t-il, c'était une bonne chose après trois jours sans fermer l'oeil.
[ La suite arrive pour les vacances de Noël !
]